Liberty

Liberty de mon coeur.

Tableau à l'huile réalisé par l'auteur en Mer de Chine en 1956.

Le fascicule dort dans sa vielle cantine de fer,une peu froissé par les manipulations des commis de l'Inscription maritimes qui y ont apostillé les embarquements, jauni par l'humidité des mers tropicales, autant que par le temps. En tête il y a écrit "services antérieurs 8 mois 9 jours et en dessous on lit une suite de noms de navires, SS Mortain, Port d'armement, Dunkerque,numéro d'armement 90, armé au long cours, fonction chef de quart, 11e catégorie, Port d'embarquement Marseille. Un cachet rouge suivi d'une mention manuscrite 10 IX 55 et au dos port de débarquement, Dunkerque, une date, 17 VIII 56. Mon fascicule tout neuf, mon premier embarquement de chef de quart et aussi mon premier "Liberty". Mais le premier n'est-il pas avec le temps devenu le plus beau, celui qu'on ne refera pas?;
Je débarquais d'un voyage à bord d'un de ces paquebots à bord desquels la Compagnie des Messageries Maritimes embarquait ses élèves pour les éprouver. Le Commandant m'avait sans doute trouve bon pour le service, puisqu'à peine de retour à Marseille j'avais reçu l'ordre de rejoindre le "Mortain".
Une coque longuiligne noire avec un liston blanc qui en soulignait la tonture. Bas sur l'eau. Il complétait un chargement avant de faire route vers les Indes. Il faisait petit à coté de la montagne à bord de laquelle je venais de passer quelques semaines. Un château blanc, tout d'une pièce. La coupée, suspendue à une patte-d'oie de chaîne, un portillon ouvert dans le pavois, une coursive extérieure, un surbot. Au delà , une coursive dont le pont était peint en "rouge pont" avec un tapis de coco par dessus. Une odeur de peinture fraîche, de vapeur et de cuisine. Une échelle intérieure. A l'étage le bureau du second capitaine, un jeune CLC qui me présenta au commandant, un homme au cheveux tout blancs, coupés court, avec un regard gris-bleu, pénétrant mais bienveillant qui me chargea de prendre les fonctions de commissaire. Une cabine de cinq mètres sur trois. Porte en bois avec dans la partie basse un panneau qui pouvait être défoncé d'un coup de botte en cas d'urgence, vestige de la guerre... La porte portait une planche repliable formant guichet. Elle servait lors des opérations de paiement à l'équipage. Une couchette de bois verni dominait des tiroirs, larges et profonds, une armoire, un fauteuil, un bureau avec au dessus des casiers à dossiers, "Avances, à l'équipage", "Heures supplémentaires", "soldes", "Courrier", etc..; un lavabo avec eau chaude et froide. Deux hublots avec leur tape et leur moustiquaire. En sortant, en face de l'autre coté de la coursive, le bureau de "l'écrivain", qui s'affairait à classer les bons d'embarquement des marchandises. A gauche une porte donnait sur le pont des embarcations d'où on accédait par une échelle métallique à l'ancienne timonerie, devenue depuis la paix, l'appartement du Commandant, et au delà à la passerelle supérieure et à la timonerie.
Une cahute de bois fermée de chaque coté par une porte coulissante. Des châssis vitrés coulissant vers le bas et tenus par de fortes lanières de cuir percées de trous, comme dans les wagons SNCF de ce temps là, qui permettaient d'en régler l'ouverture.
La barre avec son dispositif de commande hydraulique, scellé dans un parquet cimenté, son caillebotis et la vielle boite de conserve qui servait de cendrier. Compas et répétiteur de gyro. Casier à pavillons. Derrière une cloison une table à carte avec ses tiroirs, le logements des deux chronomètres. Les boites à sextants, une couchette avec en dessous des tiroirs dans lesquels je trouvai des trésors de matériel américain dont plus personne ne se servait.
De là-haut je pouvais voir les trois panneaux de cale ouverts, les mats de charge brassés en bataille, les treuillistes qui suivaient les gestes de la main du chef de panneau qui, penché sur l'hiloire, dirigeait de la main l'amenage des palanquées en cale.
Au carré, je fis la connaissance de mes compagnons. Outre le second capitaine, le premier lieutenant , un homme d'âge mur avec un brevet de lieutenant au grand cabotage colonial; je ne me souvenais plus que ça existait, mais en ces temps de renaissance de la Marine Marchande, les brevets manquaient et les dérogataires etaient nombreux ; le radio, un garçon de mon âge natif de Marseille. Le chef mécanicien, un homme jeune, jovial portant lunettes. Deux officiers mécaniciens eux aussi dérogataires originaires de la région de Dunkerque. Je fis la connaissance de l'intendant dont la cabine jouxtait le carré. Un personnage ambigu dont j'allais arbitrer les différents avec l'équipage, comme dit la chanson « ah ! le sacré vilain cancre, le voleur de rations ». Le maître d'équipage, un solide Breton, l'écrivain baptisé "Capitaine d'armes", sans doute un vestige des lignes impériales... Le maître graisseur, les matelots, logés à tribord et les graisseurs,chauffeurs et nettoyeurs, loges à bâbord, les agents du service général, cuisinier cambusier, garçons. Nous étions au complet quarante trois.
L'effort de guerre allié aurait été vain sans la capacité d'amener à pied d'¦uvre le matériel nécessaire au soutien des troupes engagées. C'est une des raisons pour lesquelles l'arme sous-marine allemande connut le développement que l'on sait. Pour faire face aux pertes occasionnées par les sous-marins, les alliés durent entreprendre la construction en grande séries de navires de transport. Ce furent les "Liberty-ships" américains, les "T 2" transports pétroliers également américains et les "Empires", canadiens ou britanniques. Auxquels se sont joints les "Victory" et "Pocket-Liberty", peu avant la fin des hostilités.
A la fin de la guerre, un certain nombre de ces navires furent remis aux divers pays alliés. La France pour sa part en reçut une soixantaine.
Ces navires avaient été conçus pour être construits de façon rapide et économique. Ils étaient simples et rustiques. Ils devaient être conduits par des équipages formés rapidement. Leurs concepteurs avaient pensé qu'ils auraient une existence courte en raison des pertes causées par les sous-marins de l'Axe. Cependant ces navires se sont avérés d'une longévité étonnante puisqu'il y a quelques années seulement que le dernier d'entre eux a été ferraillé.
Les "Liberty-ships" c'est le surnom qui leur fut vite donné, avient auparavant reçu la dénomination de "Emergency-Cargo" EC. C'est dire le contexte dans lequel ils furent conçus. Ce modèle fut construit à environ 2700 exemplaires. Pour en faciliter la construction il fut fait appel à une méthode de préfabrication comme on en avait jamais pratiqué en construction navale depuis l'époque où, à Marseille, on avait réussi à monter une galère devant le Roi, entre le lever et le coucher du soleil. Les blocs étaient fabriqués en série, et assemblés sur cale de lancement. Les équipements, chaudières machines, hélices, treuils étaient également construits en série dans des usines qui livraient les chantiers assembleurs, situés sur la cote, selon les besoins. Cela permit de construire ces navires dans des délais de l'ordre de un mois. Certains ont été montés en moins de dix jours.
Il s'agissait de navires mesurant hors-tout 134 mètres, d'une largeur de 17,3 mètres ayant un port en lourd de 10.800 tonnes environ, réparti en cinq cales, numérotées de Un à Cinq, de l'avant à l'arrière, trois sur l'avant du bloc contenant le emménagements et deux derrière. La cale Trois comprenait deux citernes à liquides, les « deep tanks » qui servaient aussi aux cargaisons solides. Cependant elles étaient fermées par des panneaux métalliques boulonnés munis d'un joint. Ces navires étaient construits à deux ponts continus. Ces navires étaient entièrement soudés ce qui était une nouveauté en construction navale. Ils avaient une faiblesse au niveau de la cale Trois et un certain nombre d'entre eux s'étant cassés en deux à cet endroit, les autres furent renforcés par deux bandes molles d'acier rivé de chaque bord, l'une sur le pont et l'autre sur la tole de carreau. Ces bateaux étaient propulsée par une machine à vapeur à triple expansion développant environ 2500 chevaux à environ tournant 66 tours-minute. Par la suite on changea certaines hélices et on tournait à 60 t/m ce qui était bien pratique lorsqu'on prenait une hauteur au sextan. On comptait les coups de la machine en allant relever le chronomètre, on attendait le dixième coup et on retirait dix de la lecture. La machine était alimentée par deux chaudières brûlant du mazout, environ 30 tonnes par jour. Après une période de désarmement de quelques mois, j'en ai allumé une à bord du Matelots Pilien et Peyrat, un Empire dont je prenais le commandement. Avec le second mécanicien, nous avions purgé la chaudière et ramené le niveau au point d'allumage, ouvert l'un des foyers dont nous avions retiré le brûleur. Nous avons allumé au moyen de vieux sacs de ciment en papier et continué avec du bois de fardage. Les quantités d'eau contenues dans ces chaudières étaient modestes et nous avions obtenu rapidement de la vapeur. Dès que la pression fut suffisante nous entreprîmes de mettre en route la pompe alimentaire à vapeur afin de fournir de l'eau d'appoint à la marmite. Nous eûmes quelque moments d'anxiété car le niveau baissait et la pompe fut longue réchauffer et à se décoincer...C'était le fameux Ware un engin rustique mais qui demandait les soins attentifs d'un homme de l'art , ce que je n'étais pas..... Pendant ce temps le niveau baissait et le bois continuait à brûler... Enfin nous avons pu alimenter la chaudière, il restait à réchauffer le combustible et mettre en route la rampe ce qui se fit sans trop de problèmes. La pompe elle aussi à vapeur ayant bien voulu fonctionner tout dès que demandé. L'opération avait pris une matinée complète... C'était le genre d'aventure qui faisait dans ce temps là l'intérêt du métier.
La ligne d'arbre passait sous les cales Quatre et Cinq, dans un tunnel qui divisait le fond de cale en deux parties. Cette particularité fut souvent utilisée par les capitaines qui mirent la cale Quatre en eau afin d'améliorer le ballastage de ces navires qui, sur lest, avaient une fâcheuse tendance à abattre en travers au vent dans le gros temps. Cet appareillage donnait une vitesse d'environ 10,5 n¦uds. Trois groupes dynamos de 25 Kilowatts chacun, fournissaient le courant du bord en 110 volt courant continu.
Parmi ceux le matériel laissé par les Américains j'ai trouvé sur le Mortain un curieux canon lance-amarre monté à la manière des la marine en bois sur un affut à quatre roues . Il i se chargeait par la volée et crachait un obus cylindrique prolongé d'une tige et d'un oeillet auquel on frappait la ligne de liaison soigneusement lovée dans un coffret métallique. J'ai toujours eu regret de n'avoir jamais eu l'occasion de mettre à feu cet engin. Par contre j'ai eu l'occasion de sonder au moyen d'un sondeur à main aux approches de l'embouchure du Yang-Tsé, en allant en Chine. Nous étions dans un crachin abominable avec une visibilité médiocre, roulant comme des perdus , pas de radar et le sondeur donnait des échos du fond si désordonnés que le commandant me ommanda d'utiliser la sonde à main. Enfiler les tubes de verre dans le corps du plomb de sonde, déborder le tangon, laisser filer, la ligne partait loin vers l'arrière, sentir le fond et commencer à remonter la ligne.... C'est là qu'il fallait de bons bras... Ressortir le tube de verre, observer la partie que l'eau de mer avait décoloré, et la convertir en brasses au moyen de la réglette fournie avec l'appareil.... Une expérience qui rappelait les misères de la marine en bois....

Les "Liberty-ships" étaient gréés à trois mats plantés, deux entre les cales Un, Deux et Trois à l'avant, et un entre les cales Quatre et Cinq à l'arrière. Les emplantures traversaient des maisons-mat qui supportaient les manches de ventilation des cales et qui servaient par ailleurs de magasins à peinture, agrès et autres matériels. Ces manches à air devaient être orientées à la main. Une des taches de l'officier de quart était de veiller à les faire disposer pour tenir compte des instructions du second capitaine quant à la ventilation des certaines cales, et ce à tous les changements de route ou de vent, et à le consigner au journal. A l'arrière un roof-dunette abritait quelques cabines et une boulangerie sur les navires français. Lorsque ceux-ci desservirent régulièrement la Cote d'Afrique, ce roof fut surmonté d'une grande cabane où logeaient les "Kroomen", qui constituaient un équipage d'appoint embarqué pour les manutentions des billes de bois, en particulier. Les mats étaient haubanés à ridoirs. Ils étaient équipés de cornes de charge, grées à 2,5 et 5 tonnes, travaillant en colis-volant. Une bigue de 30 tonnes desservait la cale Deux et une de 15 tonnes la cale Quatre. Ces espars étaient man¦uvrés par des treuils à vapeur alimentés par deux canalisations passant le long des hiloires de cale. Les panneaux étaient en bois, soutenus par des galiotes tant au pont principal, qu'au pont supérieur. Le tout étanché par une triple épaisseur de prélarts, assujettis par de tringles et des coins de bois. Ces galiotes étaient man¦uvrées par une patte d'oie terminée à chaque extrémité d'une traverse que l'on engageait en long dans un des jours de la galiote et qui ensuite était disposé en travers. Le milieu était muni d'un anneau dans lequel on engageait le croc de charge , lui même fixé aux deux cartahus équipant chacun des mats de charge. On appelait cela gréer en colis-volant Un mat était apiqué à la verticale du panneau et l'autre était utilisé en débordeur à l'aplomb du quai ou des allèges en rade. La man¦uvre d'apiquage se pratiquait au moyen d'un fouet fixé à une plaque triangulaire portant une chaine et fixée au martinet d'apiquage. On gréait le fouet sur la poupée du treuil et on virait doucement en prenant garde de ne pas engager le doigts entre les spires du câble, le martinet raidi par l'intermédiaire du trèfle faisait monter le mat La chaîne suivait. Une fois à la hauteur voulue, un aide démaillait la chaîne à une main de fer soudée au pont, au pied du mat. On faisait riper doucement le fouet
sur la poupée. Pour démater on procédait à l'inverse, la corne descendait et lorsqu'elle était mise à bonne place on remaillait la chaîne à sa main de fer. La man¦uvre était quotidienne dans les ports car les dockers demandaient fréquemment à ce que le croc soit amené à la verticale des sections de la cale à laquelle ils travaillaient. Cela se passait dans un concert d'ordres bruyants, de ferraille remuée et de chuintement de vapeur.
L'équipage était logé en postes à quatre marins. Il y avait un carré pour les officiers, un pour la maîtrise et un pour l'équipage, tous avec un frigidaire. Les sanitaires et douches étaient communs. Dans l'entrepont, autour du tambour machine on trouvait, une cambuse recevant d'énormes futailles contenant le sacro-saint vin de rations, une lingerie et des chambres froides, progrès considérable qui permettait d'emporter pour des voyages relativement longs des provisions périssables que l'on s'ingéniait à faire durer le plus longtemps possible.Une infirmerie complétait le tout.
Tout ce petit monde formait un équipage de quarante cinq personnes environ. Dans les années 1950-1960 on embarquait sans se connaître. On partait pour des voyages de Chine ou des Indes qui duraient cinq à sept mois. Il fallait terminer le chargement, ce qui prenait parfois deux à trois semaines selon la nature des marchandises les ports desservis, par exemple Dunkerque, Hambourg, Rotterdam, Anvers, Le Havre La Pallice, Marseille. Cela nous laissait le temps de faire connaissance. Les quarts se répartissaient, quatre à huit heures pour le second capitaine, "huit à midi" pour le premier lieutenant et "minuit à quatre" pour le second lieutenant. Les bordées se formaient, les habitudes se prenaient. En mer ces navires étaient remarquables par leur silence seulement ponctue par le battement de la machine. Cette particularité permettait de compter le secondes séparant, lors des observations astronomiques, l'instant de la collimation, obtenue au sextant, depuis l'extérieur d la timonerie, de la lecture du chronomètre situe dans la chambre des cartes. Les chronomètres etaient conserves dans des boites capitonnées. On lisait l'heure à travers une vitre. Seuls l'officier de navigation avait accès au chronomètres à l'occasion de la cérémonie quotidienne du "top-horaire" qui lui permettait de vérifier l'écart entre l'heure marquée par l'instrument et celle de Greenwich, transmise par radio. C'était également le moment auquel il remontait les chronomètres, opération qui, en principe, devait être faite par la même personne tous les jours à la même heure. Malheur à l'officier qui oubliait de remonter les chronomètres. Ce fut une de mes angoisses pendant des mois et cela m'arriva une fois à Saigon. A cette époque le chronomètre était essentiel à la précision de la navigation. Nous avions un Gyrocompas, antique, énorme mais d'une résistance remarquable, marque Sperry , type MK XIV. Il nous allégeait du souci des corrections de déviation et déclinaisons magnétiques. Lorsque l'on changeait de route, on entendait un bruit caractéristique, tac-tac que faisait le répétiteur sur lequel le timonier suivait le cap commandé, ce qui permettait de surveiller les embardées éventuelles de ceux qui s'endormaient ou révassaient. Au bout de quelques quarts passés ensemble nous savions lequel de nos trois hommes était le meilleur barreur. Il était préférable de lui commander de prendre la barre dans les circonstances délicates. Les autres le relevaient selon des arrangements pris entre eux et qui causaient parfois de criailleries au sujet des petites diversions qui intervenaient dans le quart. Par exemple, un de trois hommes montait au quart après avoir fait le café pour la bordée, officier compris . Il arrivait avec une boite de conserve dans laquelle était conserve le sucre en poudre, une cuillère, la cafetière, et quatre verres. On ne se sentait bien qu'après ce rituel, surtout de minuit à quatre. Vingt minutes avant la relève un des hommes descendait réveiller l'officier et la bordée montante. "Moins le quart lieutenant"... Par beau temps ces navires étaient tres agréables. Le silence n'était troublé que par le bruissement de la lame d'entrave qui respirait au rythme de la houle. Des points luminescents l'éclairaient sous les tropiques. Lorsque la mer était déserte, l'Océan indien était l'occasion de conversations dont certaines étaient parfois empreintes d'une grande philosophie. J'ai eu à bord de ce navire une marin d'Ouessant dont le patronyme est très répandu dans l'île. Chaque fois que nous doublions le phare du Stiff il me parlait de son pays et me demandait de passer un court message au moyen du projecteur de signalisation. Je lui rendais d'autant plus volontiers ce service que j'adorais pratiquer cet exercice qui occupait la longueur des quarts de nuit. Chaque fois que nous croisions un autre navire on allumait l'appareil et on attaquait: AAAAA, BT What Ship etc... Tel navire venant de ... allant à.... que l'on terminait par des souhait de bonne route. Ensuite on notait au journal le nom du navire, son origine et sa destination... La cadence de décryptage à la réception n'était pas toujours à la hauteur de celle de l'émission. Les bordées de quart appréciaient....
Par gros temps les "Liberty-ships" se montraient rouleurs,une vingtaine de degrés de chaque bord en une dizaine de secondes, c'était raide et parfois, nos estomacs supportaient mal . Au demeurant la coque montait bien à la lame et la vitesse, modeste, évitait la casse que l'on fait parfois avec les bateaux plus puissants. Descendu du quart, c'était un plaisir de retrouver une cabine, aujourd'hui considérée comme rudimentaire, mais qu'alors je trouvais tout à fait à mon goût.
La vie du bord était ponctuée par ces quarts et par les repas. Les repas étaient la distractionŠ et une cause de discussions parfois vives sur le sujet principal de la qualité de la cuisine et de celle du vin. Naturellement l'Intendant était toujours un "vilain cancre, voleur de rations". Quand au cambusier il était régulièrement accusé de mettre son pouce dans la mesure qui servait à la distribution du vin, afin d'en soustraire le volume équivalent à son légitime propriétaire. Je dois dire que ce pinard, au bout de plusieurs mois passes en mer de Chine, n'avait pas grand chose de commun avec un "Château". A l'arrivée en France les barriques vides étaient débarquées, pour être lavées souffrées, avant d'être remplies et ramenées à bord. Il arrivait que l'on s'aperçoive en route que le soufrage avait été deffectueux ce qui faisait que le vin tournait. Pour éviter cela il etait d'usage de débonder les barriques pleines et de remplir le vide que l'évaporation ne manquait pas de produire au bout de quelques semaines. C'etait une opération fatigante car il fallait manipuler les fûts et cela n'était possible qu'avec un roulis modéré. Les barriques étaaient montées sur trois chantiers de bois superposés. Il fallait un palan pour les mettre en place ou les en sortir.
Au carré la lecture des catalogues de "Manufrance"et les vieux "Chasseurs français" constituait le thème de commantaires le plus usuel. Il était, à cette époque, tacitement évité d'ouvrir de débat à caractère politique. Il fallait vivre ensemble pendant de longs mois et il fallait éviter les causes les plus évidentes d'inimitié, qui outre la détérioration de l'ambiance pouvaient aller jusqu'à des troubles dans un service à la mer. Ceux qui en avaient les moyens amenaient dans leur bagage un poste radio, à lampes, avec lequel ils s'ingéniaient à capter des nouvelles de France relayées par des stations britanniques ou autres. Ces postes devaient faire l'objet d'un "passavant" douanier dont l'absence causait de terribles représailles de la part des gabelous français. Les postes étaient aussi la cause d'une guerrilla entre le maître d'équipage et les propriétaires de postes qui fixaient des fils d'antennes dans les endroits les plus invraisemblables des ponts supérieurs et qui gênaient les travaux d'entretien, la mise à l'eau d'embarcations, et même la fiabilité du « Gonio », seule « aide à la navigation » en ces temps sans radars.
Le radio également apportait son lot d'informations sur ce qui se passait dans le monde, autre source de commentaires, fort heureusement du genre philosophique. Les journaux vieux de plusieurs mois étaient relus sans cesse. On ne voyait pas encore de posters représentant de belles filles dans des postures suggestives comme c'est devenu courrant de nos jours. A cette époque il y avait plus de retenue ce qui ne signifie pas qu'on y pensait pas.La journée était occupée aux travaux d'entretien: grattage de rouille, peinture. Graissage des câbles et poulies des maillons du gréement. Tout cela était décidé chaque matin par le second-capitaine en fonction des conditions météorologiques. Il en était de même à la machine.Pendant son quart l'officier de pont veillait à la ventilation des cales et envoyait un ou deux hommes de sa bordée tourner au vent ou sous le vent les pavillons des manches à air disposées sur les maisons mat, selon le temps et la nature des cargaisons arrimées en cale.

Au port, l'état-major et l'équipage étaient accaparés par les opérations de chargement. Le matin les chaudières étaient gonflées pour fournir la vapeur aux treuils bien avant l'arrivée de dockers. Les treuils étaient balancés, purges ouvertes et de larges coulures d'eau chaude s'insinuaient entre les débris de fardage laissés sur le pont par les opérations de la veille, et l'empilement des galiottes et des panneaux que l'on plaçait sur le pont en bord du panneau du côté ou on ne transbordait pas de marchandises.
A Cuba, du sucre s'écoulait des palanquées. Le pont se couvrait de mêlasse. Les dockers demandaient à modifier l'apiquage des mats de charge selon l'avancement du chargement. Il fallait donc maintenir une équipe de pont et un officier disponibles pour ces taches. Naturellement il fallait aussi conserver à la chaufferie le personnel nécessaire et un officier mécanicien de garde. Lorsque les opérations commerciales se poursuivaient de nuit il fallait éclairer les cales et disposer des "cargos" dans les endroits où les dockers arrimaient la cargaison. Les "cargos" étaient constitués de larges coupelles métalliques, très souvent horriblement cabossées, au centre desquelles quelques ampoules de 200 watts étaient disposées. L'appareil était suspendu à un bout tourné aux jambettes de l'hiloire. Les dockers cassaient ou volaient les ampoules et naturellement demandaient leur remplacement immédiat, ce qui occasionnait des altercations. Les treuillistes de terre installaient d'invraisemblables abris faits de bois de fardage réécupéré en cale, amarrés au moyen de bouts réécupérés ou piratés. Des nattes de fardage ou toiles également de réemploi étaient fixées de manière à faire abri contre l'ardeur du soleil. Le treuilliste, trônait et man¦uvrait de là le registre de vapeur et la manette d'inversion qu'il avait prolongé par de systèmes de fortune. Au premier grain de pluie tout le monde se précipitait sur les tauds, énormes tentes que l'on crochait au croc et que l'on tendait au dessus du panneau pour éviter la "mouille" de la cargaison. Les heures d'arrêt pour cette cause étaient notées au journal de bord par l'officier de garde, afin d'être contrôlées lors de la signature de la "time-sheet" qui résumait le déroulement de l'escale et participait au décompte des surestaries. Pendant ce temps les dockers se réfugiaient dans les coursives pour attendre l'embellie. Le cuisinier avait ces jours là une charge accrue. Il devait outre l'équipage, servir certains invités du capitaine et des officiers, mais aussi les contremaîtres des dockers, pointeurs et bien d'autres auxiliaires de terre. A cela il convenait d'ajouter les casse-croûtes de nuit des marins désignés pour le service des cales. Le commissaire tenait à jour la liste de ces prestations dont il devait rendre compte en fin de voyage au siège de la compagnie. Il fallait prendre garde que le cambusier ne mette pas de pâté de porc dans les rations servies aux musulmans, ni de b¦uf, aux Indes, sous peine de déclencher une émeute.
Les dockers pénétraient dans le bloc emménagement sous les prétextes les plus divers parmi lequel celui de la recherche d'eau était le plus fréquent.C'était parfois l'occasion de commettre de menus larcins qui exaspéraient l'équipage. On se barricadait donc et les relations avec " La terre" étaient parfois dépourvues d'aménité. C'était le cas lors du passage du canal de Suez
A cette occasion nous embarquions des canotiers et leurs embarcations. Ils étaient mis à l'eau lorsque le convoi devait s'amarrer dans le canal pour laisser passer un convoi faisant route opposée. Ces canotiers, fort bien tenus , au demeurant, vendaient une menue pacotille dont les greniers de Bretagne sont encore encombrés. Naturellement il était fréquent d'avoir à trancher des litiges entre nos marins et ces canotiers car la relative oisiveté de leur séjour laissait la porte ouverte à des transactions pas toujours très honnêtes. A Port-Saïd, on voyait souvent un personnage haut en couleur qui vous abordait dans une coursive, avec un foulard et des petits oiseaux qu'il faisait sortir l'un de l'autre, ensuite de quoi il vous demandait de mettre une pièce dans le foulard. On ne la revoyait jamais. Mais les mauvaises langues disaient que parfois les stylos et portefeuilles subissaient d'étranges métamorphoses...Tout ce matériel était encore à la taille humaine. Il se man¦uvrait au palan à plusieurs, ensemble et au commandement d'un seul.Il arrivait parfois des accidents malgré la simplicité du matériel. Le graisseur de quart devait tâter avec le dos de la main les organes en mouvement en particulier les excentriques, pour juger de l'opportunité de graissage. C'est ainsi que pendant un quart de nuit je fus appelé par le mécanicien de quart en plein océan indien. Le graisseur venait de laisser une phalange dans la gorge de l'excentrique. Dans ces circonstances malheureuses le blessé eut la chance qu'un paquebot des Messageries maritimes, avec à bord un médecin, soit à quelques heures de nous. Nous pûmes le transférer à bord de ce navire dans l'après midi qui suivit l'accident. Le médecin put pratiquer la réduction. Le transfert se fit au moyen d'une de nos embarcations. Ce fut une chance que la mer se soit avérée maniable.
En 1967 , à bord d'un autre liberty, le Pont l'Evêque, alors que je commandais en second, un marin se planta une écaille de rouille dans la cornée. Nous étions en plein Atlantique. Aucun secours à attendre. Fort heureusement un semblable accident m'était arrivé en Mer de Chine. Sur l'insistance de mon commandant j'avais été hospitalisé pour extraction de ce corps étranger qui à l'arrivée ne me faisait plus souffrir. Le médecin m'expliqua que je ne souffrais plus parce que le corps étranger s'était enfoncé dans la cornée et allait la percer complètement. Il procéda à l'extraction sous anesthésie locale. J'avais observé la méthode employée. Donc lorsque cet accident survint et que l'évolution du patient fit craindre le pire, le commandant convoqua les principaux de l'équipage, et il fut décidé que je tenterais sur le patient l'extraction. Avec un collyre à la cocaïne du coffre j'anesthésiai l'¦il malade. Je fis coucher le patient sur la couchette de l'infirmerie, lui mis sur le visage un champ opératoire confectionné dans un drap neuf dans lequel j'avais ménagé une ouverture. Un aide déplaçait sa main afin qu'en la suivant du regard l'¦il, laisse voir l'endroit par où etait l'éclat avait pénétré. Je repérais le corps étranger à la loupe et entrepris de le tirer au moyen d'une pince. Je dus m'y prendre à plusieurs reprises car il avait pénètré de biais et il fallut le sortir par le même chemin. En sortant de l'infirmerie après avoir pansé le malade, je crus sortir de la douche tant je transpirais d'émotion.... Le commandant faisait les cent pas dans la coursive en se tordant les mains derrière le dos... Le patient sauva son oeil. Je préfère cependant ne pas avoir à refaire cette expérience...
Une telle vie soudait un équipage dont les origines, l'éducation, étaient pourtant bien différentes. Au débarquement c'est souvent avec regret qu'on se séparait, en exprimant le v¦u de embarquer ensemble.La flotte française, reçut environ soixante dix "Liberty-ships" qui furent repartis entre les compagnies. La ligne de Chine, et celle des Indes des Messageries Maritimes étaient desservies par ces navires. Chaque voyage durait environ sept mois. Le voyage de Madagascar, Maurice, La Réunion, via Mombassa Dar-es-Salam, Zanzibar et Djibouti durait quatre mois. Sur cette ligne on croisait souvent des navires de même type armés par la "Havraise Pèninsulaire". J'ai pratiqué comme lieutenant ces trois lignes, avant de traverser l'Atlantique à Bord du "Pont-l'Eveque" comme second capitaine. Le navire avait été pendant des années sous le pavillon de la "Transat" qui l'avait à une certaine époque utilisé dans la chaîne d'exportation par Renault des fameuses "Dauphines" qui furent expédiées à de milliers d'exemplaires vers les U.S.A. Les compagnies Delmas et les "Chargeurs réunis" utilisèrent une nombreuses flotte de ces navires sur la Cote-Occidentale d'Afrique. On y chargeait des billes de bois sur rade foraine. Un remorqueur essoufflé tractait un train de bois dont on voyait mal le bout et l'accostait a flanc du navire. Chaque bille était liée à un câble d'acier par une "pigouille". Des hommes descendaient sur le train. On les appelait les "mouillés".Ils chassaient les pigouilles pour libérer chaque bille au moment de son élingage. Ces hommes étaient embarqués au premier port de la COA et restaient à bord jusqu'au retour à ce port avant le départ vers l'Europe. Ils logeaient dans la cabane dont il a été question plus haut.
Il s'agit maintenant d'une affaire révolue. Il ne reste plus que le souvenir de cette flotte qui non seulement assura les transports sans lesquels la paix n'aurait pas été, mais également qui constitua jusqu'aux années 55 l'ossature du transport par mer. C'est à ces « Liberties » que les combattants d'Indochine furent redevables de leur logistique. Ce sont eux qui transportèrent le matériel de la malheureuse croisade à Suez en 1956 à laquelle je participai comme officier des routes de l'Athos II. Sans eux l'Union Française aurait été coupée de la Métropole et le ravitaillement de notre pays en produits qui faisaient cruellement défaut dans les lendemains de la guerre, n'aurait pu être assuré. Une situation à ne pas oublier lorsqu'on évoque les questions de défense. Le souvenir des liberties est entretenu par une association américaine, qui arme encore un deux ,"Jeremiah o'Brien", qui est venu en Europe célébrer le cinquantenaire du « Débarqueement ».
Plus qu'un outillage dont la valeur testimoniale reste exceptionnelle je voudrais pour ma part conserver le souvenir d'une ambiance. Faite de moments heureux, et de moments de détresse, certes, mais qui se caractérisait par une volonté de vivre. Le travail avait un sens. qu'on ne trouve plus à bord des navires sophistiqués mais déserts que je vois construire. Navires ou le marin ne fait plus que surveiller...Veiller c'est ce qui précède le sommeil.
H Michea

Dernière mises à jour de la page : vendredi 15 juin 2012

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